Introduction à une critique de la géographie urbaine, Guy-Ernest Debord, les Lèvres nues n° 6
()
De tant d’histoires auxquelles nous participons, avec ou sans intérêt, la recherche fragmentaire d’un nouveau
mode de vie reste le seul côté passionnant. Le plus grand détachement va de soi envers quelques disciplines,
esthétiques ou autres, dont l’insuffisance à cet égard est promptement vérifiable. Il faudrait définir quelques
terrains d’observation provisoires. Et parmi eux l’observation de certains processus du hasard et du prévisible,
dans les rues.
Le mot psychogéographie, proposé par un Kabyle illettré pour désigner l’ensemble des phénomènes dont nous
étions quelques-uns à nous préoccuper vers l’été de 1953, ne se justifie pas trop mal. Ceci ne sort pas de la
perspective matérialiste du conditionnement de la vie et de la pensée par la nature objective. La géographie,
par exemple, rend compte de l’action déterminante de forces naturelles générales, comme la composition des sols
ou les régimes climatiques, sur les formations économiques d’une société et, par là, sur la conception qu’elle
peut se faire du monde. La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis
du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des
individus. L’adjectif psychogéographique, conservant un assez plaisant vague, peut donc s’appliquer aux
données établies par ce genre d’investigation, aux résultats de leur influence sur les sentiments humains, et
même plus généralement à toute situation ou toute conduite qui paraissent relever du même esprit de découverte.
Le désert est monothéiste, a-t-on pu dire il y a longtemps. Trouvera-t-on illogique, ou dépourvue d’intérêt,
cette constatation que le quartier qui s’étend, à Paris, entre la place de la Contrescarpe et la rue de
l’Arbalète incline plutôt à l’athéisme, à l’oubli, et à la désorientation des réflexes habituels ?
Il est bon d’avoir de l’utilitaire une notion historiquement relative. Le souci de disposer d’espaces libres
permettant la circulation rapide de troupes et l’emploi de l’artillerie contre les insurrections était à
l’origine du plan d’embellissement urbain adopté par le Second Empire. Mais de tout point de vue autre que
policier, le Paris d’Haussman est une ville bâtie par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie
rien. Aujourd’hui, le principal problème que doit résoudre l’urbanisme est celui de la bonne circulation d’une
quantité croissante de véhicules automobiles. Il n’est pas interdit de penser qu’un urbanisme à venir
s’appliquera à des constructions, également utilitaires, tenant le plus large compte des possibilités
psychogéographiques.
Aussi bien l’actuelle abondance des voitures particulières n’est rien d’autre que le résultat de la propagande
permanente par laquelle la production capitaliste persuade les foules — et ce cas est une de ses réussites les
plus confondantes — que la possession d’une voiture est précisément un des privilèges que notre société réserve
à ses privilégiés. (Le progrès anarchique se niant lui-même, on peut d’ailleurs goûter le spectacle d’un préfet
de police invitant par voie de film-annonce les parisiens propriétaires d’automobiles à utiliser les transports
en commun.)
Puisque l’on rencontre, même à de si minces propos, l’idée de privilège, et que l’on sait avec qu’elle aveugle
fureur tant de gens — si peu privilégiés pourtant — sont disposés à défendre leurs médiocres avantages, force
est de constater que tous ces détails participent d’une idée du bonheur, idée reçue dans la bourgeoisie
maintenue par un système de publicité qui englobe aussi bien l’esthétique de Malraux que les impératifs du
Coca-Cola, et dont il s’agit de provoquer la crise en toute occasion, par tous les moyens.
Les premiers de ces moyens sont sans doute la diffusion, dans un but de provocation systématique, d’une foule de
propositions tendant à faire de la vie un jeu intégral passionnant, et la dépréciation continuelle de tous les
divertissements en usage, dans la mesure naturellement où ils ne peuvent être détournés pour servir à des
constructions d’ambiances plus intéressantes. Il est vrai que la plus grande difficulté d’une telle entreprise
est de faire passer dans ces propositions apparemment délirantes une quantité suffisante de séduction sérieuse.
Pour obtenir ce résultat une pratique habile des moyens de communication prisés actuellement peut se concevoir.
Mais aussi bien une sorte d’abstention tapageuse, ou des manifestations visant à la déception radicale de ces
mêmes moyens de communication, entretiennent indéniablement, à peu de frais, une atmosphère de gêne extrêmement
favorable à l’introduction de quelques nouvelles notions de plaisir.
Cette idée que la réalisation d’une situation affective
choisie dépend seulement de la connaissance rigoureuse et de l’application délibérée d’un certain nombre de
mécanismes concrets, inspirait ce « Jeu psychogéographique de la semaine » publié, avec tout de même quelque
humour, dans le numéro 1 de Potlach :
En fonction de ce que vous cherchez, choisissez une contrée, une ville de peuplement plus ou moins dense,
une rue plus ou moins animée. Construisez une maison. Meublez-la. Tirez le meilleur parti de sa décoration
et de ses alentours. Choisissez la saison et l’heure. Réunissez les personnes les plus aptes, les disques et
les alcools qui conviennent. L’éclairage et la conversation devront être évidemment de circonstance, comme
le climat extérieur ou vos souvenirs.
S’il n’y a pas eu d’erreur dans vos calculs, la réponse doit vous satisfaire.
Il faut s’employer à jeter sur le marché, ne serait-ce même pour le moment que le marché intellectuel, une masse
de désirs dont la richesse ne dépassera pas les actuels moyens d’action de l’homme sur le monde matériel, mais
la vieille organisation sociale. Il n’est même pas dépourvu d’intérêt politique d’opposer publiquement de tels
désirs aux désirs primaires qu’il ne faut pas s’étonner de voir moudre sans fin dans l’industrie
cinématographique ou les romans psychologiques, comme ceux de la vieille charogne de Mauriac. (« Dans une
société fondée sur la misère, les produits les plus misérables ont la prérogative fatale de servir
à l’usage du plus grand nombre », expliquait Marx au pauvre Proudhon.) La transformation révolutionnaire du
monde, de tous les aspects du monde, donnera raison à toutes les idées d’abondance.
Le brusque changement d’ambiance dans une rue, à quelques mètres près ; la division patente d’une ville en zones
de climats psychiques tranchés ; la ligne de plus forte pente — sans rapport avec la dénivellation — que doivent
suivre les promenades qui n’ont pas de but ; le caractère prenant ou repoussant de certains lieux ; tout cela
semble être négligé. En tout cas, n’est jamais envisagé comme dépendant de causes que l’on peut mettre au jour
par une analyse approfondie, et dont on peut tirer parti. Les gens savent bien qu’il y a des quartiers tristes,
et d’autres agréables. Mais ils se persuadent généralement que les rues élégantes donnent un sentiment de
satisfaction et que les rues pauvres sont déprimantes, presque sans plus de nuances. En fait, la variété des
combinaisons possibles d’ambiances, analogue à la dissolution des corps chimiques dans le nombre infini des
mélanges, entraîne des sentiments aussi différenciés et aussi complexes que ceux que peut susciter tout autre
forme de spectacle. Et la moindre prospection démystifiée fait apparaître qu’aucune distinction, qualitative ou
quantitative, des influences des divers décors construits dans une ville ne peut se formuler à partir d’une
époque ou d’un style d’architecture, encore moins à partir des conditions d’habitat.
Les recherches que l’on est ainsi appelé à mener sur la disposition des éléments du cadre urbaniste, en liaison
étroite avec les sensations qu’ils provoquent, ne vont pas sans passer par des hypothèses hardies qu’il convient
de corriger constamment à la lumière de l’expérience, par la critique et l’autocritique.
Certaines toiles de Chirico, qui sont manifestement provoquées par des sensations d’origine architecturale,
peuvent exercer une action en retour sur leur base objective, jusqu’à la transformer : elles tendent à devenir
elles-mêmes des maquettes. D’inquiétants quartiers d’arcades pourraient un jour continuer, et accomplir
l’attirance de cette œuvre.
Je ne vois guère que ces deux ports à la tombée du jour peints par Claude Lorrain, qui sont au Louvre, et qui
présentent la frontière même de deux ambiances urbaines les plus diverses qui soient, rivaliser en beauté avec
les plans du métro affichés dans Paris. On entend bien qu’en parlant ici de beauté je n’ai pas en vue la beauté
plastique — la beauté nouvelle ne peut être qu’une beauté de situation — mais seulement la présentation
particulièrement émouvante, dans l’un et l’autre cas, d’une somme de possibilités.
Entre divers moyens d’interventions plus difficiles, une cartographie rénovée paraît propre à l’exploitation
immédiate.
La fabrication de cartes psychogéographiques, voire même divers truquages comme l’équation, tant soit peu fondée
ou complètement arbitraire, posée entre deux représentations topographiques, peuvent contribuer à éclairer
certains déplacements d’un caractère non certes de gratuité, mais de parfaite insoumission aux
sollicitations habituelles. — Les sollicitations de cette série étant cataloguées sous le terme de tourisme,
drogue populaire aussi répugnante que le sport ou le crédit à l’achat.
Un ami, récemment, me disait qu’il venait de parcourir la région de Hartz, en Allemagne, à l’aide d’un plan de
la ville de Londres dont il avait suivi aveuglément les indications. Cette espèce de jeu n’est évidemment qu’un
médiocre début en regard d’une construction complète de l’architecture et de l’urbanisme, construction dont le
pouvoir sera quelque jour donné à tous. En attendant, on peut distinguer plusieurs stades de réalisations
partielles, moins malaisées, à commencer par le simple déplacement des éléments de décoration que nous sommes
accoutumés de trouver sur des positions préparées à l’avance.
Ainsi Mariën, dans le précédent numéro de cette revue, proposait de rassembler en désordre, quand les ressources
mondiales auront cessé d’être gaspillés dans les entreprises irrationnelles que l’on nous impose aujourd’hui,
toutes les statues équestres de toutes les villes dans une seule plaine désertique. Ce qui offrirait aux
passants — l’avenir leur appartient — le spectacle d’une charge synthétique de cavalerie, que l’on pourrait même
dédier au souvenir des plus grands massacreurs de l’histoire, de Tamerlan à Ridgway. On voit ressurgir ici une
des principales exigences de cette génération : la valeur éducative.
De fait, il n’y a rien à attendre que de la prise de conscience, par des masses agissantes, des conditions de
vie qui leur sont faites dans tous les domaines, et des moyens pratiques de les changer.
« L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel », a pu écrire un auteur dont, en raison de son inconduite notoire
sur le plan de l’esprit, j’ai depuis oublié le nom. Une telle affirmation, par ce qu’elle a d’involontairement
restrictif, peut servir de pierre de touche, et faire justice de quelques parodies de révolution littéraire : ce
qui tend à rester irréel, c’est le bavardage. La vie, dont nous sommes responsables, rencontre, en même temps
que de grands motifs de découragement, une infinité de diversions et de compensations plus ou moins vulgaires.
Il n’est pas d’année où des gens que nous aimions ne passent, faute d’avoir clairement compris les possibilités
en présence, à quelque capitulation voyante. Mais ils ne renforcent pas le camp ennemi qui comptait déjà des
millions d’imbéciles, et où l’on est objectivement condamné à être imbécile. La première déficience morale reste
l’indulgence, sous toutes ses formes.
Exercice de la psychogéographie, Guy-Ernest Debord, Potlach n°1 ()
Piranèse est psychogéographique dans l’escalier.
Claude Lorrain est psychogéographique dans la mise en présence d’un quartier de palais et de la mer.
Le facteur Cheval est psychogéographique dans l’architecture.
Arthur Cravan est psychogéographique dans la dérive pressée.
Jacques Vaché est psychogéographique dans l’habillement.
Louis Ⅱ de Bavière est psychogéographique dans la royauté.
Jack l’Éventreur est probablement psychogéographique dans l’amour.
Saint-Just est un peu psychogéographique dans la politique1.
André Breton est naïvement psychogéographique dans la rencontre.
Madeleine Reineri est psychogéographique dans le suicide2.
Et Pierre Mabille dans la compilation des merveilles, Évariste Galois dans les mathématiques, Edgar Poe dans le
paysage, et dans l’agonie Villiers de l’Isle-Adam.
La Terreur est dépaysante.
Voir Hurlements en faveur de Sade.
Prochaine planète, Potlach n°4 ()
Les constructeurs en sont perdus, mais d’inquiétantes pyramides résistent aux banalisations des agences de
voyage.
Le facteur Cheval a bâti dans son jardin d’Hauterives, en travaillant toutes les nuits de sa vie, son
injustifiable « Palais Idéal » qui est la première manifestation d’une architecture de dépaysement.
Ce Palais baroque qui détourne les formes de divers monuments exotiques, et d’une végétation de pierre, ne
sert qu’à se perdre. Son influence sera bientôt immense. La somme de travail fournie par un seul homme avec une
incroyable obstination n’est naturellement pas appréciable en soi, comme le pensent les visiteurs habituels,
mais révélatrice d’une étrange passion restée informulée.
Ébloui du même désir, Louis Ⅱ de Bavière élève à grands frais dans les montagnes boisées de son royaume quelques
délirants châteaux factices — avant de disparaître dans les eaux peu profondes.
La rivière souterraine qui était son théâtre ou les statues de plâtre dans ses jardins signaient cette entreprise
absolutiste, et son drame.
Il y a là, bien sûr, tous les motifs d’une intervention pour la racaille des psychiatres ; et encore des pages à
baver pour les intellectuels paternalistes qui relancent de temps en temps un « naïf ».
Mais la naïveté est leur fait. Ferdinand Cheval et Louis de Bavière ont bâti les châteaux qu’ils voulaient, à la
taille d’une nouvelle condition humaine.
Les gratte-ciels par la racine, Internationale lettriste, Potlach n°5 ()
Dans cette époque de plus en plus placée, pour tous les domaines, sous le signe de la répression, il y a un
homme particulièrement répugnant, nettement plus flic que la moyenne. Il construit des cellules unités
d’habitations, il construit une capitale pour les Népalais, il construit des ghettos à la verticale, des morgues
pour un temps qui en a bien l’usage, il construit des églises.
Le protestant modulor, le Corbusier-Sing-Sing, le barbouilleur de croûtes néo-cubistes fait fonctionner la
« machine à habiter » pour la plus grande gloire du Dieu qui a fait à son image les charognes et les
corbusiers.
On ne saurait oublier que si l’Urbanisme moderne n’a encore jamais été un art — et d’autant moins un cadre de
vie —, il a par contre été toujours inspiré par les directives de la Police ; et qu’après tout Haussmann ne nous
a fait ces boulevards que pour commodément amener du canon.
Mais aujourd’hui la prison devient l’habitation-modèle, et la morale chrétienne triomphe sans réplique, quand on
s’avise que Le Corbusier ambitionne de supprimer la rue. Car il s’en flatte. Voilà bien le programme : la
vie définitivement partagée en îlots fermés, en sociétés surveillées ; la fin des chances d’insurrection et de
rencontres ; la résignation automatique. (Notons en passant que l’existence des automobiles sert à tout le monde
— sauf, bien sûr, aux quelques « économiquement faibles » — : le préfet de police qui vient de disparaître,
l’inoubliable Baylot, déclarait de même après le dernier monôme du baccalauréat que les manifestations dans la
rue étaient désormais incompatibles avec les nécessités de la circulation. Et, tous les 14 juillet, on nous le
prouve.) Avec Le Corbusier, les jeux et les connaissances que nous sommes en droit d’attendre d’une architecture
vraiment bouleversante — le dépaysement quotidien — sont sacrifiés au vide-ordures que l’on n’utilisera jamais
pour la Bible réglementaire, déjà en place dans les hôtels des U.S.A. Il faut être bien sot pour voir ici une
architecture moderne. Ce n’est rien qu’un retour en force du vieux monde chrétien mal enterré. Au début du
siècle dernier, le mystique lyonnais Pierre-Simon Ballanche, dans sa « Ville des Expiations » — dont les
descriptions préfigurent les « cités radieuses » — a déjà exprimé cet idéal d’existence :
« La Ville des Expiations doit être une image vive de la loi monotone et triste des vicissitudes humaines, de la
loi imployable des nécessités sociales : on doit y attaquer de front toutes les habitudes, même les plus
innocentes ; il faut que tout y avertisse incessamment que rien n’est stable, et que la vie de l’homme est un
voyage dans une terre d’exil. »
Mais à nos yeux les voyages terrestres ne sont ni monotones ni tristes ; les lois sociales ne sont pas
imployables ; les habitudes qu’il faut attaquer de front doivent faire place à un incessant renouvellement
de merveilles ; et le premier confort que nous souhaitons sera l’élimination des idées de cet ordre, et des
mouches qui les propagent.
Qu’est-ce que M. Le Corbusier soupçonne des besoins des hommes ?
Les cathédrales ne sont plus blanches. Et vous nous en voyez ravis. L’« ensoleillement » et la place au soleil,
on connaît la musique — orgues et tambours M.R.P. — et les pâturages du ciel où vont brouter les architectes
défunts. Enlevez le bœuf, c’est de la vache.
Ariane en chômage, Potlatch n°9-10-11 ()
On peut découvrir d’un seul coup d’œil l’ordonnance cartésienne du prétendu « labyrinthe » du Jardin des Plantes
et l’inscription qui l’annonce : les jeux sont interdits dans le labyrinthe.
On ne saurait trouver un résumé plus clair de l’esprit de toute une civilisation. Celle-la même que nous
finirons par abattre.
L’architecture et le jeu, Potlatch n°20 ()
Johan Huizinga dans son Essai sur la fonction sociale du jeu établit que « … la culture, dans ses phases
primitives, porte les traits d’un jeu, et se développe sous les formes et dans l’ambiance du jeu ». L’idéalisme
latent de l’auteur, et son appréciation étroitement sociologique des formes supérieures du jeu, ne dévalorisent
pas le premier apport que constitue son ouvrage. Il est vain, d’autre part, de chercher à nos théories sur
l’architecture ou la dérive d’autres mobiles que la passion du jeu.
Autant le spectacle de presque tout ce qui se passe dans le monde suscite notre colère et notre dégoût, autant
nous savons pourtant, de plus en plus, nous amuser de tout. Ceux qui comprennent ici que nous sommes des
ironistes sont trop simples. La vie autour de nous est faite pour obéir à des nécessités absurdes, et tend
inconsciemment à satisfaire ses vrais besoins.
Ces besoins et leurs réalisations partielles, leurs compréhensions partielles, confirment partout nos hypothèses.
Un bar, par exemple, qui s’appelle « Au bout du monde », à la limite d’une des plus fortes unités
d’ambiance de Paris (le quartier des rues Mouffetard-Tournefort-Lhomond), n’y est pas par hasard. Les événements
n’appartiennent au hasard que tant que l’on ne connaît pas les lois générales de leur catégorie. Il faut
travailler à la prise de conscience la plus étendue des éléments qui déterminent une situation, en dehors des
impératifs utilitaires dont le pouvoir diminuera toujours.
Ce que l’on veut faire d’une architecture est une ordonnance assez proche de ce que l’on voudrait faire de sa
vie. Les belles aventures, comme on dit, ne peuvent avoir pour cadre, et origines, que les beaux quartiers. La
notion de beaux quartiers changera.
Actuellement déjà on peut goûter l’ambiance de quelques zones désolées, aussi propres à la dérive que
scandaleusement impropres à l’habitat, où le régime enferme cependant des masses laborieuses. Le Corbusier
reconnaît lui-même, dans L’urbanisme est une clef, que, si l’on tient compte du misérable individualisme
anarchique de la construction dans les pays fortement industrialisés, « … le sous-développement peut être tout
autant la conséquence d’un superflu que celle d’une pénurie ». Cette remarque peut naturellement
se retourner contre le néo-médiéval promoteur de la « commune verticale ».
Des individus très divers ont ébauché, par des démarches apparemment de même nature, quelques architectures
intentionnellement déroutantes, qui vont des célèbres châteaux du roi Louis de Bavière à cette maison de
Hanovre, que le dadaïste Kurt Schwitters avait, paraît-il, percée de tunnels et compliquée d’une forêt de
colonnes d’objets agglomérés. Toutes ces constructions relèvent du caractère baroque, que l’on trouve toujours
nettement marqué dans les essais d’un art intégral, qui serait complètement déterminant. À ce propos, il est
significatif de noter les relations entre Louis de Bavière et Wagner, qui devait lui-même rechercher une
synthèse esthétique, de la façon la plus pénible et, somme toute, la plus vaine.
Il convient de déclarer nettement que si des manifestations architecturales, auxquelles nous sommes conduits à
accorder du prix, s’apparentent par quelque côté à l’art naïf, nous les estimons pour tout autre chose, à savoir
la concrétisation de forces futures inexploitées d’une discipline économiquement peu accessible aux
« avant-gardes ». Dans l’exploitation des valeurs marchandes bizarrement attachées à la plupart des modes
d’expression de la naïveté, il est impossible de ne pas reconnaître l’étalage d’une mentalité formellement
réactionnaire, assez apparentée à l’attitude sociale du paternalisme. Plus que jamais, nous pensons que les
hommes qui méritent quelque estime doivent avoir su répondre à tout.
Les hasards et les pouvoirs de l’urbanisme, que nous nous contentons actuellement d’utiliser, nous ne cesserons
pas de nous fixer pour but de participer, dans la plus large mesure possible, à leur construction réelle.
Le provisoire, domaine libre de l’activité ludique, que Huizinga croit pouvoir opposer en tant que tel à la « vie
courante » caractérisée par le sens du devoir, nous savons bien qu’il est le seul champ, frauduleusement
restreint par les tabous à prétention durable, de la vie véritable. Les comportements que nous aimons tendent à
établir toutes les conditions favorables à leur complet développement. Il s’agit maintenant de faire passer les
règles du jeu d’une convention arbitraire à un fondement moral.
Projet d’embellissements rationnels de la ville de Paris, Potlatch n°23 ()
Les lettristes présents le 26 septembre ont proposé communément les solutions rapportées ici à divers problèmes
d’urbanisme soulevés au hasard de la discussion. Ils attirent l’attention sur le fait qu’aucun aspect
constructif n’a été envisagé, le déblaiement du terrain paraissant à tous l’affaire la plus urgente.
Ouvrir le métro, la nuit, après la fin du passage des rames. En tenir les couloirs et les voies mal éclairés par
de faibles lumières intermittentes.
Par un certain aménagement des échelles de secours, et la création de passerelles là où il en faut, ouvrir les
toits de Paris à la promenade.
Laisser les squares ouverts la nuit. Les garder éteints. (Dans quelques cas un faible éclairage constant peut
être justifié par des considérations psychogéographiques.)
Munir les réverbères de toutes les rues d’interrupteurs ; l’éclairage étant à la disposition du public.
Pour les églises, quatre solutions différentes ont été avancées, et reconnues défendables jusqu’au jugement par
l’expérimentation, qui fera triompher promptement la meilleure :
G.-E. Debord se déclare partisan de la destruction totale des édifices religieux de toutes confessions. (Qu’il
n’en reste aucune trace, et qu’on utilise l’espace.)
Gil J Wolman propose de garder les églises, en les vidant de tout concept religieux. De les traiter comme des
bâtiments ordinaires. D’y laisser jouer les enfants.
Michèle Bernstein demande que l’on détruise partiellement les églises, de façon que les ruines subsistantes ne
décèlent plus leur destination première (la Tour Jacques, boulevard de Sébastopol, en serait un exemple
accidentel). La solution parfaite serait de raser complètement l’église et de reconstruire des ruines à la
place. La solution proposée en premier est uniquement choisie pour des raisons d’économie.
Jacques Fillon, enfin, veut transformer les églises en maisons à faire peur. (Utiliser leur ambiance
actuelle, en accentuant ses effets paniques.)
Tous s’accordent à repousser l’objection esthétique, à faire taire les admirateurs du portail de Chartres. La
beauté, quand elle n’est pas une promesse de bonheur, doit être détruite. Et qu’est-ce qui représente
mieux le malheur que cette sorte de monument élevé à tout ce qui n’est pas encore dominé dans le monde, à la
grande marge inhumaine de la vie ?
Garder les gares telles qu’elles sont. Leur laideur assez émouvante ajoute beaucoup à l’ambiance de passage qui
fait le léger attrait de ces édifices. Gil J Wolman réclame que l’on supprime ou que l’on fausse arbitrairement
toutes les indications concernant les départs (destinations, horaires, etc.). Ceci pour favoriser la
dérive. Après un vif débat, l’opposition qui s’était exprimée renonce à sa thèse, et le projet est admis
sans réserves. Accentuer l’ambiance sonore des gares par la diffusion d’enregistrements provenant d’un grand
nombre d’autres gares — et de certains ports.
Suppression des cimetières. Destruction totale des cadavres, et de ce genre de souvenirs : ni cendres, ni traces.
(L’attention doit être attirée sur la propagande réactionnaire que représente, par la plus automatique
association d’idées, cette hideuse survivance d’un passé d’aliénation. Peut-on voir un cimetière sans penser à
Mauriac, à Gide, à Edgar Faure ?)
Abolition des musées, et répartition des chefs-d’oeuvre artistiques dans les bars (l’oeuvre de Philippe de
Champaigne dans les cafés arabes de la rue Xavier-Privas ; le Sacre de David, au Tonneau de la
Montagne-Geneviève).
Libre accès illimité de tous dans les prisons. Possibilité d’y faire un séjour touristique. Aucune discrimination
entre visiteurs et condamnés. (Afin d’ajouter à l’humour de la vie, douze fois tirés au sort dans l’année, les
visiteurs pourraient se voir raflés et condamnés à une peine effective. Ceci pour laisser du champ aux imbéciles
qui ont absolument besoin de courir un risque inintéressant : les spéléologues actuels, par exemple, et tous
ceux dont le besoin de jeu s’accommode de si pauvres imitations.)
Les monuments, de la laideur desquels on ne peut tirer aucun parti (genre Petit ou Grand Palais), devront faire
place à d’autres constructions.
Enlèvement des statues qui restent, dont la signification est dépassée — dont les renouvellements esthétiques
possibles sont condamnés par l’histoire avant leur mise en place. On pourrait élargir utilement la présence des
statues — pendant leurs dernières années — par le changement des titres et inscriptions du socle, soit dans un
sens politique (Le Tigre dit Clemenceau, sur les Champs-Élysées), soit dans un sens déroutant (Hommage
dialectique à la fièvre et à la quinine, à l’intersection du boulevard Michel et de la rue Comte ;
Les grandes profondeurs, place du parvis dans l’île de la Cité).
Faire cesser la crétinisation du public par les actuels noms des rues de Paris. Effacer les conseillers
municipaux, les résistants, les Émile et les Édouard (55 rues dans Paris), les Bugeaud, les Gallifet, et plus
généralement tous les noms sales (rue de l’Évangile).
À ce propos, reste plus que jamais valable l’appel lancé dans le numéro 9 de Potlatch pour la
non-reconnaissance du vocable saint dans la dénomination des lieux.
Urbanisme, Potlatch n°24 ()
À Paris, il est actuellement recommandé de fréquenter : la Contrescarpe (le Continent) ; le quartier chinois ; le
quartier juif ; la Butte-aux-Cailles (le labyrinthe) ; Aubervilliers (la nuit) ; les squares du 7e
arrondissement ; l’Institut médico-légal ; la rue Dauphine (Nesles) ; les Buttes-Chaumont (le jeu) ; le quartier
Merri ; le parc Monceau ; l’île Louis (l’île) ; Pigalle ; les Halles (rue Denis, rue du Jour) ; le quartier de
l’Europe (la mémoire) ; la rue Sauvage.
Il est recommandé de ne fréquenter en aucun cas : les 6e et 15e arrondissement ; les grands
boulevards ; le Luxembourg ; les Champs-Élysées ; la place Blanche ; Montmartre ; l’École Militaire ; la place
de la République, l’Étoile et l’Opéra ; tout le 16e arrondissement.
Théorie de la dérive, Guy-Ernest Debord, les Lèvres nues n°9 ()
Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers
des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature
psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux
notions classiques de voyage et de promenade.
Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de
se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur
sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part
de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief
psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent
l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés.
Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la
domination des variations psychogéographiques par en évidence par l’écologie, et si borné que soit à priori
l’espace social dont cette science se propose l’étude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée
psychogéographique.
L’analyse écologique du caractère absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rôle des microclimats, des
unités élémentaires entièrement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de l’action dominante de
centres d’attraction, doit être utilisée et complétée par la méthode psychogéographique. Le terrain passionnel
objectif où se meut la dérive doit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports
avec la morphologie sociale.
Chombart de Lauwe dans son étude sur Paris et l’agglomération parisienne (Bibliothèque de Sociologie
Contemporaine, P.U.F. 1952) note qu’« un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs
géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en
ont » ; et présente dans le même ouvrage — pour montrer « l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque
individu… géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit » — le tracé de tous les parcours
effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement : ces parcours dessinent un triangle
de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’École des Sciences Politiques, le domicile
de la jeune fille et celui de son professeur de piano.
Il n’est pas douteux que de tels schémas, exemples d’une poésie moderne susceptible d’entraîner de vives
réactions affectives — dans ce cas l’indignation qu’il soit possible de vivre de la sorte —, ou même la théorie,
avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activités sociales en zones concentriques
définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive.
Le hasard joue dans la dérive un rôle d’autant plus important que l’observation psychogéographique est encore peu
assurée. Mais l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener
à l’alternance d’un nombre limité de variantes, et à l’habitude. Le progrès n’étant jamais que la rupture d’un
des champs où s’exerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorables à nos desseins, on
peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrement différents de ceux de la promenade, mais que les
premières attirances psychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe dérivant autour de
nouveaux axes habituels, où tout les ramène constamment.
Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à
un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville
tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus
pauvres que jamais. Mais l’irréflexion est poussée bien plus loin dans Médium (mai 1954), par un certain Pierre
Vendryes qui croit pouvoir rapprocher de cette anecdote — parce que tout cela participerait d’une même
libération antidéterministe — quelques expériences probabilistes, par exemple sur la répartition aléatoire de
têtards de grenouille dans un cristallisoir circulaire, dont il donne le fin mot en précisant : « il faut, bien
entendu, qu’une telle foule ne subisse de l’extérieur aucune influence directrice ». Dans ces conditions, la
palme revient effectivement aux têtards qui ont cet avantage d’être « aussi dénués que possible d’intelligence,
de sociabilité et de sexualité », et, par conséquent, « vraiment indépendants les uns des autres ».
Aux antipodes de ces aberrations, le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de
possibilités et de significations que sont les grandes villes transformées par l’industrie, répondrait plutôt à
la phrase de Marx : « Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout leur parle
d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé. »
On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs
petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des
impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives, Il est
souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou cinq
participants, le caractère propre à la dérive décroit rapidement et en tout cas il est impossible de dépasser la
dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier
mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultés qu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à
présent de l’organiser avec l’ampleur désirable.
La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée comme l’intervalle de temps compris entre deux périodes
de sommeil. Les points de départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont
indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la
dérive.
Cette durée moyenne de la dérive n’a qu’une valeur statistique. D’abord, elle se présente assez rarement dans
toute sa pureté, les intéressés évitant difficilement, au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une
ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à
cet abandon. Mais surtout la dérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, ou même
fortuitement pendant d’assez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgré
les arrêts imposés par la nécessité de dormir, certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongées
trois ou quatre jours, voire même davantage. Il est vrai que dans le cas d’une succession de dérives pendant une
assez longue période, il est presque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où l’état
d’esprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Une succession de dérives a été poursuivie sans
interruption notable jusqu’aux environ de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions
objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombre des anciennes.
L’influence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, n’est déterminante que dans le cas de pluies
prolongées qui l’interdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sont
plutôt propices.
Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon que cette activité vise plutôt à l’étude
d’un terrain ou à des résultats affectifs déroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la
dérive présentent de multiples interférences et qu’il est impossible d’en isoler un à l’état pur. Mais enfin
l’usage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours d’une dérive
on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers l’ouest, c’est
que l’on s’attache surtout au dépaysement personnel. Si l’on s’en tient à l’exploration directe d’un terrain, on
met en avant la recherche d’un urbanisme psychogéographique.
Dans tous les cas le champ spatial est d’abord fonction des bases de départ constituées, pour les sujets isolés,
par leurs domiciles, et pour les groupes, par les points de réunion choisis. L’étendue maximum de ce champ
spatial ne dépasse pas l’ensemble d’une grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à
une petite unité d’ambiance : un seul quartier, ou même un seul îlot s’il en vaut la peine (à l’extrême limite
la dérive-statique d’une journée sans sortir de la gare Lazare).
L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de
pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psychogéographiques,
la rectification et l’amélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le goût du quartier en lui-même
inconnu, jamais parcouru, n’intervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à
fait subjectif, et ne subsiste pas longtemps. Ce critère n’a jamais été employé, si ce n’est, occasionnellement
quand il s’agit de trouver les issues psychogéographiques d’une zone en s’écartant systématiquement de tous les
points coutumiers. On peut alors s’égarer dans des quartiers déjà fort parcourus.
La part de l’exploration au contraire est minime, par rapport à celle d’un comportement déroutant, dans le
« rendez-vous possible ». Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’on
lui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisqu’il n’a personne à attendre.
Cependant ce « rendez-vous possible » l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il
en observe les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit un autre « rendez-vous possible » à
quelqu’un dont il ne peut prévoir l’identité. Il peut même ne l’avoir jamais vu, ce qui incite à lier
conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou même rencontrer par hasard celui qui a
fixé le « rendez-vous possible ». De toute façon, et surtout si le lieu et l’heure ont été bien choisis,
l’emploi du temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut même demander par téléphone un autre
« rendez-vous possible » à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit. On voit les ressources presque
infinies de ce passe-temps.
Ainsi, quelques plaisanteries d’un goût dit douteux, que j’ai toujours vivement appréciées dans mon entourage,
comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris
en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire
n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un
sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive.
Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques
d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiance, de leurs composantes principales et de
leur localisation spatiale, on perçoit leurs axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en
vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances
qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sont sans commune mesure avec ce qu’une vision
approximative d’un plan pouvait faire croire. On peut dresser, à l’aide des vieilles cartes, de vues
photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu’à
présent, et dont l’incertitude actuelle, inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n’est pas pire
que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des
continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme.
Les différentes unités d’atmosphère et d’habitation, aujourd’hui, ne sont pas exactement tranchées, mais
entourées de marges frontières plus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dérive conduit à
proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète.
Dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du
labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent. Ainsi, la presse signalait en mars 1955 la
construction à New- York d’un immeuble où l’on peut voir les premiers signes d’une occasion de dérive à
l’intérieur d’un appartement :
« Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou
diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le
nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce
système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze
pièces ou plus. »
Le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie, qu’il serait
pourtant maladroit d’en déduire mécaniquement. Je ne m’étendrai ni sur les précurseurs de la dérive, que l’on
peut reconnaître justement, ou détourner abusivement, dans la littérature du passé, ni sur les aspects
passionnels particuliers que cette activité entraîne. Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté.
Tout porte à croire que l’avenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la
société actuelle. Un jour, on construira des villes pour dériver. On peut utiliser, avec des retouches
relativement légères, certaines zones qui existent déjà. On peut utiliser certaines personnes qui existent déjà.
Position du continent contrescarpe, les Lèvres nues n°9 ()
Monographie établie par le Groupe de Recherche psychogéographique de l’Internationale lettriste
Après quelques visites préliminaires, dans le courant du printemps de 1953, à certains points du Ⅴe
arrondissement auxquels ils reconnaissent une assez forte attirance, les lettristes en viennent à se rencontrer
en permanence, au début de l’été, dans la rue de la Montagne-Geneviève (anciennement nommée rue de la Montagne,
par la Convention). La tendance générale, encore irraisonnée, est de s’avancer vers le sud, d’abord jusqu’à la
place de la Contrescarpe, puis plus loin.
Au moment où certains commencent à prendre conscience de ce qu’une expérience en profondeur du terrain actuel
d’une ville pourrait apporter à la théorie, assez aventurée, de la construction des situations, Gilles Ivain
découvre l’unité d’ambiance qu’il nomme « Continent Contrescarpe », à cause d’une étendue et d’une intensité qui
semblent très supérieures à celles d’autres îlots épars.
Malgré le grand nombre des dérives qui traversent en tous sens le Continent, la première approximation de ses
limites, et sa distinction précise des points d’attraction circonvoisins se révèlent fort difficiles. Dans son
mémoire Introduction au Continent Contrescarpe, daté du 24 janvier 1954, Gilles Ivain écrit :
« L’exploration d’un continent s’imposait. Nous en avions justement un sous la main, et à peu près vierge. Il
s’agissait d’un continent qui me sembla presque ovale, et dont la forme ressemble aujourd’hui sur les cartes à
celle du Chili : la Contrescarpe et ses dépendances départementales » (manuscrit TN 12, Archives de
l’Internationale lettriste). Mais les dépendances supposées du Continent : Butte-aux-Cailles, et principalement
la fuyante rue Gérard ; rue Sauvage ; ou même de plus proches telle la Montagne-Geneviève, apparaissent
finalement comme des unités séparées, et de la forme ovale du Continent à son origine, il ne reste pas
grand’chose.
Sommairement, le Continent Contrescarpe se superpose au centre du Ⅴe arrondissement, isolé par la
structure de ses rues des activités de divers points de Paris dont il est géographiquement assez voisin. Cette
zone est délimitée au nord par la rue des Écoles ; au nord-ouest par la rue Jussieu ; à l’est par les rues Linné
et Geoffroy-Hilaire ; au sud-est par la rue Censier ; au sud-ouest par la rue Claude Bernard ; à l’ouest par la
rue d’Ulm, le Panthéon, la rue Valette. Une seule grande voie nord-sud — la rue Monge — la traverse en sa partie
orientale. L’absence de toute communication directe ouest-est constitue la principale détermination écologique
de ce complexe urbain (une telle voie est projetée depuis un grand nombre d’années. Elle correspond à l’axe des
rues Érasme-Seneuil. Depuis la découverte du Continent, cet axe, qui part de la rue d’Ulm, s’est étendu, par le
percement de la rue Calvin dans son prolongement, jusqu’à la rue Mouffetard. Il s’en faut de la démolition d’un
pâté de maisons à chacune de ses extrémités pour qu’il atteigne, par la rue de l’Abbé-de-l’Épée à l’ouest et la
rue de Mirbel à l’est, le boulevard Michel et la rue Censier).
Mais pour délimiter précisément le Continent, il faut en soustraire des zones frontières, qu’il influence plus ou
moins fortement mais qui sont cependant distinctes : la Montagne-Geneviève au nord ; toute la partie qui s’étend
à l’est de la rue Monge ; et même une étroite zone qui borde la rue Monge à l’ouest. Le Continent proprement
dit, à l’intérieur des limites fixées plus haut, s’arrête probablement aux rues des Patriarches, Pestalozzi,
Gracieuse, Lacépède (ces rues en étant exclues) ; à la place de la Contrescarpe qui est son extrême avancée vers
le nord ; aux rues Blainville, Laromiguière, Lhomond et de l’Arbalète (ces rues y étant incluses). Il apparaît
donc que sa surface est réduite. Elle-même se subdivise nettement en une partie est (Mouffetard) très animée, et
une partie ouest (Lhomond) désertique. Il faut cependant ajouter, en dehors de ces limites, une avancée de la
zone déserte : la rue Pierre Curie qui va, à l’ouest de la rue d’Ulm, jusqu’à la rue Jacques. On peut également
considérer comme des avancées — moins marquées — de la zone déserte du Continent les rues Érasme-Seneuil
(surtout cette dernière) et au sud la rue Lagarde. On peut de même rattacher à la zone-Mouffetard les alentours
immédiats de l’église Médard et, au sud-est, les rues orientées autour du square Scipion (rue de la Clef, rue du
Fer à Moulin, etc.).
Les principales défenses que le Continent présente à la dérive, ou même à une volonté de pénétration, s’étendent
à l’ouest, précisément du côté où il est en contact avec une zone très active de mouvements, à partir d’une
ligne Panthéon - Luxembourg - boulevard Michel - boulevard de Port-Royal. Au sud, son seul accès du côté des
Gobelins — l’ouverture de la rue Mouffetard — se dissimule derrière l’église Médard, avant laquelle les
principaux courants sont drainés par les rues Claude Bernard et Monge. Du côté de l’est, le Continent est
couvert par la rue Monge qui entraîne vers les places Jussieu ou Maubert. C’est seulement du côté du nord que
l’on peut trouver un accès relativement facile, mais limité à la succession, en ligne sinueuse, des rues
Montagne-Geneviève, Descartes et Mouffetard. Le moindre écart hors de cette ligne, avant d’avoir passé la place
de la Contrescarpe, rejette à coup sûr loin du Continent.
La pénétration la plus courante se faisant suivant un axe nord-sud, les principales sorties du Continent sont au
sud : attraction puissante de la rue du Fer à Moulin-Poliveau vers l’est et la rue Sauvage ; attraction relative
de la Butte-aux-Cailles et du sud du ⅩⅢe arrondissement, au-delà de l’avenue des Gobelins et assez
couramment par la rue Croulebarbe (c’est-à-dire en longeant la Bièvre, rivière presque entièrement souterraine).
Une sortie moins évidente, du côté du nord, conduit à la place Maubert et à la Seine ; plus difficilement, par
le Panthéon, au boulevard et à la place Michel.
Il faut enfin signaler les difficultés de sortie du côté de l’ouest, et le rôle de piège de la rue Pierre Curie
qui, de jour comme de nuit, tend à relancer vers le sud (rue Claude Bernard) un passant qui l’emprunte après
avoir suivi la rue Lhomond en direction de la rue Soufflot ou de la gare du Luxembourg.
L’intérêt du Continent semble résider dans une aptitude particulière au jeu et à l’oubli. La seule construction
en des points choisis de trois ou quatre complexes architecturaux adéquats, combinés avec la fermeture de deux
ou trois rues par d’autres édifices, suffirait sans doute à faire de ce quartier un irréfutable exemple des
possibilités d’un urbanisme nouveau. Il semble malheureusement qu’avant que l’on puisse en venir là, le
processus constant de destruction qui se manifeste dans le tracé des rues (ouverture de la rue Calvin) comme
dans le peuplement (annexion de la rue Descartes à la zone des cabarets de style Rive Gauche) aura trop
profondément érodé ce sommet psychogéographique.
Projet pour un labyrinthe éducatif ()
Le labyrinthe pourra être constitué, au minimum, par plusieurs séries de couloirs, de forme identique, disposés
assez habilement pour y rendre l’orientation réellement impossible.
L’organisation du labyrinthe éducatif tendra au dépaysement violent des visiteurs :
a) par la décoration des lieux. Objets et tableaux. Slogans écrits sur les murs. Contrastes d’éclairage. Sur les
murs du labyrinthe, des numéros inutiles, imitant ceux des rues des villes. De fausses fenêtres, s’ouvrant sur
des agrandissements photographiques de divers paysages urbains, ou de tout autre sujet.
Plusieurs noms de rues, déroutants, dans chaque couloir : rue Asger Jorn, rue Perfide, rue de la Dérive, place du
Bauhaus Imaginiste, pont de la Psychogéographie, avenue de la Terreur, place Gallizio-Engels, chemin de la
Guerre Civile, place Magnétique, etc. (Accumulation de ces plaques de rues à raison de plusieurs pour un seul
couloir, côte à côte ou face à face).
Abondance de flèches inutiles. Un peu partout, des cartes du labyrinthe, nommément présentées comme
telles, mais chaque fois différentes, représentent en fait les courants psychogéographiques de plusieurs villes.
b) Par le comportement qu’on y favorise. Une dizaine de camarades psychogéographes, hommes et femmes, se
promèneront d’un air égaré dans les couloirs, en adressant systématiquement la parole à tous les passants.
Certains pourront donner — sans explication — à tous les visiteurs, ou seulement à ceux dont la mine leur
paraîtra adéquate des lettres fermées qui contiendront divers textes bouleversants ou inquiétants précédemment
mis au point, et par exemple des rendez-vous fixés pour plusieurs jours après dans des quartiers peu fréquentés.
Un autre pourrait s’efforcer d’emprunter de l’argent, sous n’importe quel prétexte, à tous les gens qu’il verra.
Du vin et des alcools disposés sur des tables seront à la disposition des visiteurs, ainsi que des livres ou des
fragments de livres soigneusement choisis.
Le labyrinthe pourrait avoir sa seule issue dans une pièce d’habitation meublée d’une façon surprenante (création
de meubles et prototypes d’objets utilitaires jamais vus).
Dans cette pièce, que tous les visiteurs seraient obligés de traverser pour sortir, Abdelhafid Khatib et Guy
Debord, indifférents à toute autre chose, joueront du matin au soir à un jeu de société inventé pour la
circonstance : un spectaculaire Kriegspiel d’une structure nouvelle, qui réunit les avantages du jeu d’échecs et
du poker.
Préface « pour un livre projeté par Ralph Rummey », Internationale situationniste n°1 ()
Nous faisons nous-mêmes l’histoire de la culture mais à partir de conditions préexistantes, et non
arbitrairement. La civilisation urbaine est une création récente du capitalisme et le climat idéologique
particulier au régime bourgeois, dont la culture est en même temps instrument de domination et succédané de
religion détruite, en tant que fuite hors du réel, n’a pas encore permis de tirer toutes les conséquences d’un
conditionnement d’ensemble fondamentalement nouveau. La nécessité d’une formulation théorique des possibilités
qui s’ouvrent, et de celles qui disparaissent, avec cette mutation de notre milieu, se trouve à l’origine de
toute recherche expérimentale d’une pratique artistique correspondant au développement productif de ce temps. La
psychogéographie est un de ses aspects d’un aménagement de l’ambiance, que l’on commence à appeler
situationniste.
À l’issue du ⅩⅧe siècle la ville de Londres, qui se trouve être la plus avancée dans le processus de
concentration industrielle de l’Occident, parvient à un stade de développement qui entraîne un saut qualitatif
dans le mode de vie des habitants. C’est à Londres et à cette époque que nous découvrons comme l’acte de
naissance, transmis par les moyens de la littérature, d’un ensemble de problèmes qui délimitent le terrain
objectif d’un urbanisme passionnel où une sensibilité spécifique fait sa première apparition. L’histoire d’amour
de Thomas de Quincey et de la pauvre Ann, fortuitement séparés et se cherchant vainement « à travers l’immense
labyrinthe des rues de Londres ; peut-être à quelques pas l’un de l’autre… » marque le moment historique de la
prise de conscience d’influences de nature psychogéographique dans le mouvement des passions humaines ; et son
importance ne peut être à cet égard comparée qu’à la légende de Tristan, qui date la formation du concept même
de l’amour-passion.
La révolution manufacturière à ce moment change toutes les conditions d’existence, et le destin personnel, délié
des illusions surnaturelles, simplement défini en France, dans la phase d’expérimentation bourgeoise du pouvoir,
comme étant « la politique », se découvre déjà dans l’environnement matériel construit par l’homme et dans les
rapports sociaux qui y correspondent.
La condition désespérante faite au plus grand nombre, dans le même temps que s’accroît immensément le pouvoir de
l’homme sur la nature, se traduit dès lors dans la culture des novateurs par une contradiction encore plus aiguë
entre l’affirmation de possibilités passionnelles supérieures et le règne d’un certain nihilisme. Ces tendances
typiques ont encore été tempérées, pour Thomas de Quincey, par le recours à un humanisme classique que les
artistes et les poètes du siècle qui suit vont livrer à une démolition de plus en plus radicale. Cependant c’est
un indéniable précurseur de la dérive psychogéographique qu’il faut reconnaître dans Thomas de Quincey alors
qu’il erre dans Londres, toujours vaguement à la recherche d’Ann et regardant « plusieurs milliers de visages
féminins dans l’espérance de rencontrer le sien », durant la période comprise entre 1804 et 1812 : « J’avais
coutume le samedi soir, après avoir pris mon opium, de m’égarer au loin, sans m’inquiéter du chemin ni de la
distance […] cherchant ambitieusement mon passage au nord-ouest, pour éviter de doubler de nouveau tous
les caps et les promontoires que j’avais rencontrés dans mon premier voyage, j’entrais soudainement dans des
labyrinthes de ruelles […] J’aurais pu croire parfois que je venais de découvrir, moi le premier, quelques-unes
de ces terrae incognitae, et je doutais qu’elles eussent été indiquées sur les cartes modernes de
Londres. »
Maintenant, nous considérons la psychogéographie et la dérive comme des disciplines provisoires, méthodiquement
définies, pour expérimenter quelques aspects de la construction d’ambiance et des nouveaux comportements
situationnistes. Nous pensons tous que la transmission des résultats, même apparemment dérisoires, est le
problème capital de la psychogéographie, et que par là seulement elle est en relation avec l’architecture qu’il
nous faut inventer. Je crois qu’au moment où nous avons commencé à expérimenter la dérive, cette activité avait
pour plusieurs de nous un sens plus directement émouvant. Peut-être existait-il alors une tendance plus
irrationnelle, tendance à en attendre la découverte d’une sorte de Grand Passage psychogéographique, au-delà
duquel nous eussions atteint la maîtrise d’un jeu nouveau : les aventures de toute notre vie1 [Autrement dit, dans le contexte
actuel d’aliénation, l’extériorisation des hommes, on le sait, se retourne contre eux. L’art moderne est arrêté
par l’atrophie de l’œuvre (impossibilité d’entreprendre une construction étendue, faute de moyens matériels et
du fait de l’atomisation des démarches individuelles) et par l’évasion de cette œuvre-fragment (qui est une
marchandise). Avec la création d’un nouveau secteur d’action, création finalement illusoire à cause de la
pression de tous les autres secteurs, nous ne souhaitions qu’une objectivation ludique pure : nous contempler
nous-mêmes dans un monde que nous aurions créé.]. Nous avions lieu d’être encouragés par les surprenants
changements que la dérive peut déterminer à assez bref délai dans les comportements. Il me semble en tout cas
que cet usage passionnel peut ouvrir la voie à une connaissance réellement scientifique, elle-même utilisable
pour une expérience situationniste plus étendue, suivant le schème proposé par Asger Jorn, qui a défini la
psychogéographie comme « la science-fiction de l’urbanisme », quand il écrit : « Seule l’imagination peut rendre
un objet assez intéressant pour qu’il devienne motif d’analyse, et l’analyse le vide de sa force imaginative.
Mais la nouvelle combinaison entre l’objet et les résultats de l’analyse peut former la base d’une nouvelle
imagination. »
Le développement des forces productives, brisant toutes les structures fixées de la vie sociale, tend à
substituer un cadre tridimensionnel au lieu fermé où se limitait dans les formes de civilisations
antérieures aussi bien le jeu que tout l’écoulement des passions dans le temps. Correspondant à l’ère réduite
des échanges du Moyen Âge, où les hommes et leurs sentiments doivent vivre et finir sur place, la grande vertu
féodale est la fidélité. Parmi les antagonismes mortels de la société de la société qui se décompose à présent,
l’accélération de notre époque se traduit, sur le plan affectif, par exemple dans le goût de la vitesse en
automobile, compensation psychologique d’une lâcheté conformiste acquise dès la jeunesse par réflexes
conditionnés ; mais aussi dans le sentiment de la dérive, qu’il faut bien qualifier, pour le moment, de
révolutionnaire.
Ainsi les grandes villes de l’industrie ont transformé complètement nos paysages, jusque dans la carte du Tendre.
Il s’agit de prendre conscience du rôle des constructeurs du nouveau monde. Les essais de cartes
psychogéographiques sont d’abord des guides pour la dérive et, en même temps, une vision nouvelle du paysage —
les Corot ou les Turner d’aujourd’hui si l’on veut — encore au stade de l’extrême primitivisme mais où la
subjectivité à tendance magique doit céder toujours plus de place à l’établissement collectif de données
objectives permettant une réaction constructive sur le décor qui nous est fait. Bien que nous ne soyons
pas encore parvenus, à cause de l’insuffisance des moyens dont nous disposons, à une représentation
psychogéographique satisfaisante d’une ville, les progrès de cette cartographie sont indéniables, et le critère
de vérité dont elle se réclame légitime tout ce qui pourrait paraître, pour l’optique bornée du sens commun, une
déformation des plans urbains connus : en géographie la projection de Mercator est un autre exemple de ces
déformations utilitaires. Il n’y a pas d’autre réalité, il n’y a pas d’autre réalisme, que la satisfaction de
nos désirs.
Après la publication de résultats partiels des expériences déjà menées à Paris et, dans une moindre mesure, à
Londres, par les groupes qui se sont réunis pour constituer, en juillet 1957, une Internationale situationniste,
c’est Venise qui fait l’objet du premier ouvrage exhaustif de psychogéographie appliquée à l’urbanisme. Ralph
Rumney a choisi délibérément Venise, entre plusieurs zones d’expérimentation d’un intérêt égal, à cause de la
résonance sentimentale de cette ville notoirement liée aux émotions les plus arriérées de l’ancienne esthétique.
Il est évident que toute intention de scandale nous est étrangère, et que nous ne nous préoccupons, dans le cas
de Venise, que de créer un contraste plus nettement instructif. À nos yeux, le scandale est plutôt dans la
lenteur du monde, dans le combat de retardement qu’il livre aux forces qui finiront par le changer. Nous pensons
bien en venir à des extrémités plus sérieuses que de faciles attentats au bon goût de la bonne société. Ce qui
constitue une ambiance situationniste, c’est la destruction préalable de toutes les émotions qui lui sont
opposées. Nous qui n’aimons pas de pays, nous aimons notre époque, aussi dure qu’elle doive être. Nous aimons
cette époque pour ce qu’on peut en faire.
Autrement dit, dans le contexte actuel d’aliénation,
l’extériorisation des hommes, on le sait, se retourne contre eux. L’art moderne est arrêté par
l’atrophie de l’œuvre (impossibilité d’entreprendre une construction étendue, faute de moyens
matériels et du fait de l’atomisation des démarches individuelles) et par l’évasion de cette
œuvre-fragment (qui est une marchandise). Avec la création d’un nouveau secteur d’action, création
finalement illusoire à cause de la pression de tous les autres secteurs, nous ne souhaitions qu’une
objectivisation ludique pure : nous contempler nous-mêmes dans un monde que nous aurions créé.
Écologie, psychogéographie et transformation du milieu urbain ()
La psychogéographie est la part du jeu dans l’urbanisme actuel. À travers cette appréhension ludique du
milieu urbain, nous développerons les perspectives de la construction ininterrompue du futur. La
psychogéographie est, si l’on veut, une sorte de « science-fiction », mais science-fiction d’un morceau de
la vie immédiate, et dont toutes les propositions sont destinées à une application pratique, directement
pour nous. Nous souhaitons donc que des entreprises de science-fiction de cette nature mettent en question
tous les aspects de la vie, les placent dans un champ expérimental (au contraire de la science-fiction
littéraire ou du bavardage pseudo-philosophique qu’elle a inspiré — qui, elle, est un saut simplement
imaginaire, religieux, dans un avenir si inaccessible qu’il est détaché de notre propre monde réel autant
que l’a pu l’être la notion de paradis. Je n’envisage pas ici les côtés positifs de la science-fiction, par
exemple comme témoignage d’un monde en mouvement ultrarapide).
Comment peut-on distinguer la psychogéographie des notions voisines, inséparables, dans l’ensemble du jeu-sérieux situationniste ? C’est-à-dire les notions de psychogéographie, d’urbanisme unitaire et de dérive ?
Disons que l’urbanisme unitaire est une théorie — en formation — sur la construction d’un décor étendu. L’urbanisme unitaire a donc une existence précise, en tant qu’hypothèse théorique relativement vraie ou fausse (c’est-à-dire qui sera jugée par une praxis).
La dérive est une forme de comportement expérimental. Elle a aussi une existence précise comme telle, puisque des expériences de dérive ont été effectivement menées, et ont été le style de vie dominant de quelques individus pendant plusieurs semaines ou mois. En fait, c’est l’expérience de la dérive qui a introduit, formé, le terme de psychogéographie. On peut dire que le minimum de réalité du mot psychogéographique serait un qualificatif — arbitraire, d’un vocabulaire technique, d’un argot de groupe — pour désigner les aspects de la vie qui appartiennent spécifiquement à un comportement de la dérive, daté et explicable historiquement.
La réalité de la psychogéographie elle-même, sa correspondance avec la vérité pratique, est plus incertaine. C’est un des points de vue de la réalité (précisément des réalités nouvelles de la vie dans la civilisation urbaine). Mais nous avons passé l’époque des points de vue interprétatifs. La psychogéographie peut-elle se constituer en discipline scientifique ? Ou plus vraisemblablement en méthode objective d’observation-transformation du milieu urbain ? Jusqu’à ce que le psychogéographie soit dépassée par une attitude expérimentale plus complexe — mieux adaptée —, nous devons compter avec la formulation de cette hypothèse qui tient une place nécessaire dans la dialectique décor-comportement (qui tend à être un point d’interférence méthodique entre l’urbanisme unitaire et son emploi).
Considérée comme une méthode provisoire dont nous nous servons, la psychogéographie sera donc tout d’abord la reconnaissance d’un domaine spécifique pour la réflexion et l’action, la reconnaissance d’un ensemble de problèmes ; puis l’étude des conditions, des lois de cet ensemble ; enfin des recettes opératoires pour son changement.
Ces généralités s’appliquent aussi, par exemple, à l’écologie humaine dont l’« ensemble de problèmes » — le comportement d’une collectivité dans son espace social — est en contact direct avec les problèmes de la psychogéographie. Nous envisageons donc les différences, les points de leur distinction.
L’écologie, qui se préoccupe de l’habitat, veut faire sa place dans un complexe urbain à un espace social pour les loisirs (ou parfois, plus restrictivement, à un espace urbaniste-symbolique exprimant et mettant en ordre visible la structure fixée d’une société). Mais l’écologie n’entre jamais dans des considérations sur les loisirs, leur renouvellement et leur sens. L’écologie considère les loisirs comme hétérogènes par rapport à l’urbanisme. Nous pensons au contraire que l’urbanisme domine aussi les loisirs ; est l’objet même des loisirs. Nous lions l’urbanisme à une idée nouvelle des loisirs, comme, d’une façon plus générale, nous envisageons l’unité de tous les problèmes de transformation du monde ; nous ne reconnaissons de révolution que dans la totalité.
L’écologie divise le tissu urbain en petites unités qui sont partiellement des unités de la vie pratique (habitat, commerce) et partiellement des unités d’ambiance. Mais l’écologie procède toujours du point de vue de la population fixée dans son quartier — dont elle peut sortir pour le travail ou pour quelques loisirs — mais où elle reste basée, enracinée. Ce qui entraîne une vision particulière du quartier donné, des quartiers qui le délimitent et de la majeure partie de l’ensemble urbain qui est littéralement « terra incognita » (cf. plans du Chombart de Lauwe 1) sur les déplacements d’une jeune fille du ⅩⅥe arrondissement. 2) sur les relations d’une famille ouvrière du ⅩⅢe arrondissement).
La psychogéographie se place du point de vue du passage. Son champ est l’ensemble de l’agglomération. Son observateur-observé est le passant (dans le cas-limite le sujet qui dérive systématiquement). Ainsi les découpages du tissu urbain coïncident parfois en psychogéographie et en écologie (cas des coupures majeures : usines, voies de chemin de fer, etc.) et parfois s’opposent (principalement sur la question des lignes de communication, des relations d’une zone à une autre). La psychogéographie, en marge des relations utilitaires, étudie les relations par attirance des ambiances.
Les centres d’attraction, pour l’écologie, se définissent simplement par les besoins utilitaires (magasins) ou par l’exercice des loisirs dominants (cinéma, stades, etc.). Les centres d’attraction spécifique de la psychogéographie sont des réalités subconscientes qui apparaissent dans l’urbanisme lui-même. C’est de cette expérience qu’il faut partir pour construire consciemment les attractions de l’urbanisme unitaire.
Les procédés d’enquête populaire de l’écologie, dès qu’ils avancent dans la direction des ambiances, s’égarent dans les sables mouvants d’un langage inadéquat. C’est que la population interrogée, qui a une obscure conscience des influences de cet ordre, n’a pas de moyen de les exprimer. Les écologues ne lui sont d’aucune aide parce qu’ils ne proposent pas d’instrument intellectuel pour éclairer ce terrain où ils n’ont pas de prise scientifique. Et le peuple n’a évidemment pas les possibilités d’une description littéraire, qui serait d’ailleurs très déformante (malgré l’existence d’aperçus furtifs de cette question dans l’écriture moderne).
Un exemple frappant a été donnée par la télévision française en janvier 1959. Dans une émission (À la découverte des Français) étudiant cette fois-là les conditions de vie dans le quartier Mouffetard, plusieurs habitants du quartier et un écologue réunis autour d’une table convinrent tous que le quartier était un îlot insalubre d’affreux taudis et en même temps qu’il était une sorte d’endroit privilégié pour vivre. Tous furent incapables de définir le charme de cet îlot insalubre, tous refusèrent la destruction qui est officiellement décidée par la Ville de Paris, et furent également incapables de proposer la moindre perspective pour résoudre ces contradictions.
Il faut dans ce domaine l’apparition d’une nouvelle espèce de praticiens-théoriciens qui les premiers sauront parler des influences de l’urbanisme et sauront les modifier.
En dissociant, l’habitat — au sens restreint actuel — du milieu en général, la psychogéographie introduit la notion d’ambiances inhabitables (pour le jeu, le passage, pour les contrastes nécessaires dans un complexe urbain passionnant, c’est-à-dire dissocie les ambiances architecturales de la notion d’habitat-logement). L’écologie est rigoureusement prisonnière de l’habitat, et de l’univers du travail (donc de cet urbanisme décrit dans la conférence de l’Académie voor Bouwkunst comme « une organisation de bâtiments et d’espaces selon des principes esthétiques et utilitaires »). Croyant saisir aussi dans les loisirs la vie libre, l’écologie ne saisit en fait que la pseudo-liberté du loisir qui est le sous-produit néecessaire à l’univers du travail.
Cette domination du temps social du travail réduit à peu de chose les variations horaires de l’écologie (essentiellement, aux moments de déplacement massif des travailleurs et aux intervalles entre ces moments). Pour la psychogéographie au contraire chaque unité d’ambiance doit être envisagée en fonction de ses variations horaires totales de jour et de nuit, et même dans ses variations climatiques (saison, orages, etc.). La psychogéographie doit tenir compte des changements d’éclairage (naturel et artificiel), et aussi des changements de population à travers le temps — même si dans certaines divisions de la journée de vingt-quatre heures les couches de populations intéressées sont numériquement très faibles.
L’écologie néglige, et la psychogéographie souligne les juxtapositions de populations diverses en une seule zone. Car ce peut être une part de la population, infiniment la plus faible, qui domine l’ambiance humaine de la zone. Pour prendre l’exemple du quartier de Saint-Germains-des-Prés autour de 1950, architecturalement, écologiquement et socialement parfaitement bourgeois et petit-bourgeois (également au maximum de l’implantation religieuse), la présence de cinquante à cent individus dans la rue — et quelques cafés — effaçait absolument en ce qui concerne l’ambiance et le mode de vie, le « véritable » quartier, la population des maisons sans contact avec la rue. Et le fait était si objectif qu’il constituait une attraction touristique internationale. Ce qui souligne le caractère partiel, unilatéral, d’un effort de compréhension d’une zone urbaine à travers l’étude exclusif de ses habitants. Il est plus intéressant de savoir ce qui peut attirer quelque part ceux qui habitent ailleurs.
L’écologie se propose l’étude de la réalité urbaine d’aujourd’hui, et en déduit quelques réformes nécessaires pour harmoniser le milieu social que nous connaissons. La psychogéographie, qui n’a de sens que comme détail d’une entreprise de renversement de toutes les valeurs de la vie actuelle, est sur le terrain de la transformation radicale du milieu. Son étude d’une « réalité urbaine psychogéographique » n’est qu’un point de départ pour des constructions plus dignes de nous.
Théorie situationniste ()
Ce doit être une vielle revendication de l’esprit humain, refuser cette dure nécessité vulgaire : on ne peut
être à la fois avec telle ou telle femme, à la mer et à la montagne, ivre mort et lisant Hegel, dans la
procession et la regardant passer, dedans et dehors. (Et pourtant, il faudrait…)
Voir aussi que dans cette spécialisation dans l’espace se retrouve dans les époques traditionnelles de la vie
(jeune et mûr, etc.)
D’où l’attirance de l’art intégral, du baroque multipolaire, de la « situation ». L’idée en urbanisme de
« supprimer les marges frontières » (I.S. 2) ; le charme de la rencontre de la forêt et de la mer, de la
carte du Larousse (I.S. 1).
Réflexions sur l’architecture, Guy-Ernest Debord
Amsterdam -
Le problème de l’architecture n’est pas d’être vu du dehors, ni de vivre dedans. Il est dans le rapport
dialectique intérieur-extérieur, à l’échelle de l’urbanisme (maisons-rues) et à l’échelle de la maison
(intérieur-extérieur.)
Toutes les façades de la maison déterminent un « espace clair » dont la fonction est de jouer sur la
contradiction ouverture-fermeture.
Construire toute une ville pour y faire l’amour à une seule fille, quelques jours.
La notion de « chambre de rue » (H.0.) renverse la fausse distinction des ambiances ouvertes et fermées.
L’ambiance fermée elle-même s’ouvre sur l’ambiance ouverte (que des ambiances fermées délimitent).
Positions situationnistes sur la circulation, Guy-Ernest Debord, Internationale situationniste n°3
()
Le défaut de tous les urbanistes est de considérer l’automobile individuelle (et ses sous-produits, du type
scooter) essentiellement comme un moyen de transport. C’est essentiellement la principale matérialisation
d’une conception du bonheur que le capitalisme développé tend à répandre dans l’ensemble de la société.
L’automobile comme souverain bien d’une vie aliénée, et inséparablement comme produit essentiel du marché
capitaliste, est au centre de la même propagande globale : on dit couramment, cette année, que la prospérité
économique américaine va bientôt dépendre de la réussite du slogan : « Deux voitures par famille ».
Le temps de transport, comme l’a bien vu Le Corbusier, est un sur-travail qui réduit d’autant la journée de
vie dite libre.
Il nous faut passer de la circulation comme supplément du travail, à la circulation comme plaisir.
Vouloir refaire l’architecture en fonction de l’existence actuelle, massive et parasitaire, des voitures
individuelles, c’est déplacer les problèmes avec un grave irréalisme. Il faut refaire l’architecture en
fonction de tout le mouvement de la société, en critiquant toutes les valeurs passagères, liées à des formes
de rapports sociaux condamnées (au premier rang desquelles : la famille).
Même si l’on peut admettre provisoirement, dans une période transitoire, la division absolue entre des zones
de travail et des zones d’habitation, il faut au moins prévoir une troisième sphère : celle de la vie même
(la sphère de la liberté, des loisirs et la vérité de la vie). On sait que l’urbanisme unitaire est sans
frontières ; prétend constituer une unité totale du milieu humain où les séparations, du type travail –
loisirs collectifs – vie privée, seront finalement dissoutes. Mais auparavant, l’action minimum de
l’urbanisme unitaire est le terrain de jeu étendu à toutes les constructions souhaitables. Ce terrain sera
au niveau de complexité d’une ville ancienne.
Il ne s’agit pas de combattre l’automobile comme un mal. C’est sa concentration extrême dans les villes qui
aboutit à la négation de son rôle. L’urbanisme ne doit certes pas ignorer l’automobile, mais encore moins
l’accepter comme thème central. Il doit parier sur son dépérissement. En tout cas, on peut prévoir son
interdiction à l’intérieur de certains ensembles nouveaux, comme de quelques villes anciennes.
Ceux qui croient l’automobile éternelle ne pensent pas, même d’un point de vue étroitement technique, aux
autres formes de transport futures. Par exemple, certains des modèles d’hélicoptères individuels qui sont
actuellement expérimentés par l’armée des États-Unis seront probablement répandus dans le public avant vingt
ans.
La rupture de la dialectique du milieu humain en faveur des automobiles (on projette l’ouverture
d’autostrades dans Paris, entraînant la destruction de milliers de logements, alors que, par ailleurs, la
crise du logement s’aggrave sans cesse) masque son irrationalité sous des explications pseudo-pratiques.
Mais sa véritable nécessité pratique correspond à un état social précis. Ceux qui croient permanentes les
données du problème veulent croire en fait à la permanence de la société actuelle.
Les urbanistes révolutionnaires ne se préoccuperont pas seulement de la circulation des choses, et des
hommes figés dans un monde de choses. Ils essaieront de briser ces chaînes topologiques, en expérimentant
des terrains pour la circulation des hommes à travers la vie authentique.